Gauches et droites latino-américaines dans un monde en crise (Franck Gaudichaud / Éric Toussaint / CADTM)


Le monde de ces dernières années a été marqué par de multiples crises. On pourrait parler d’une « polycrise » globale, intersectionnelle et interconnectée du capitalisme néolibéral : turbulences politiques et économiques profondes, guerres et violences armées, effondrement accéléré des écosystèmes et du climat, pandémies et  extractivisme prédateur, redéfinitions brutales des équilibres géopolitiques et tensions inter-impérialistes, etc. Une fois de plus, l’humanité traverse des ouragans et des défis majeurs dans un moment historique où, manifestement, sa survie même en tant qu’espèce et son (in)capacité à habiter collectivement et pacifiquement cette planète sont d’ores et déjà en jeu.

Photo : Hernán Vitenberg / Emergentes

Ce texte est la préface rédigée par Franck Gaudichaud et Éric Toussaint à la demande de la revue cubaine Temas pour un livre coordonné par Julio César Guanche à paraître en Argentine sous le titre Izquierdas y derechas en America latina.

La grande révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg déclarait, dans les années 1910, alors qu’il était minuit dans le siècle dernier : socialisme ou barbarie ! Ce slogan résonne très fort aujourd’hui [1], dans un contexte où les peuples et les mouvements populaires continuent de résister, de se mobiliser, de débattre, de proposer, mais sans parvenir à surmonter la fragmentation structurelle, ni – pour l’instant – à voir des forces politiques émancipatrices ayant une réelle capacité à accompagner, consolider ces résistances et construire un cap à moyen terme pour des alternatives démocratiques et éco-sociales « raizal », pour citer le sociologue colombien Orlando Fals Borda (1925-2008).

Cependant, si l’on observe les Amériques « latines » et les Caraïbes au cours des deux dernières décennies, les terres de Berta Cáceres (1971-2016), José Carlos Mariátegui (1894-1930) et Marielle Franco (1979-2018) semblent chercher de nouvelles voies sociales et politiques, réveillant les espoirs de la gauche mondiale, au-delà de la chute du mur de Berlin et d’un néolibéralisme vorace. « Tournant à gauche », « vague progressiste », « fin du néolibéralisme », « marée rose » : l’inflexion sociopolitique vécue par de nombreux pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale dans les années 2000 a surpris beaucoup d’observateurs et d’observatrices et même fasciné beaucoup d’autres, notamment en Europe [2]. Le défi – en particulier pour des pays comme la Bolivie, le Venezuela et l’Équateur, qui ont construit un narratif et une promesse « transformatrice » – était de trouver des voies politico-électorales et nationales-populaires avec une clé « post-néolibérale » et anti-impérialiste. Pour certains militant.e.s et mouvements, il ne s’agissait pas seulement de « démocratiser la démocratie », mais aussi de ne pas rester enfermé dans un nouveau modèle fondé sur l’extractivisme des matières premières, la soumission au marché mondial et diverses formes de colonialisme interne et externe.

Plus de 20 ans après le début de ce « cycle », nous pouvons constater à quel point cet objectif de transformation n’a pas été atteint, bien qu’à des rythmes et des réalités très différents selon les scénarios régionaux et nationaux d’Abya Yala [3]. Obstacles et difficultés, désenchantement et désillusion ont été communs à plusieurs pays gouvernés par la gauche et le « progressisme », sans qu’une dynamique homogène ne soit perceptible. Parallèlement, les forces conservatrices et les nouvelles extrêmes droites ont su capitaliser sur ce contexte de crises multiples, pour imposer de nouveaux récits politiques et culturels furieusement « antiprogressistes », soutenus par les grands groupes médiatiques et par les oligarchies économiques locales et impériales, afin, in fine, de se poser en « alternatives populaires » : Javier Milei est le dernier maillon de cette chaîne réactionnaire globale [4]. Nayib Bukele Ortez, réélu à la présidence du Salvador en février 2024, a développé un style de gouvernement qui rappelle l’expérience de la présidence de Rodrigo Duterte aux Philippines entre 2016 et 2022, durant laquelle des milliers d’exécutions extrajudiciaires contre des secteurs populaires « lumpénisés » ont été menées par les forces répressives sous son contrôle au nom de la lutte contre le trafic de drogue. Daniel Noboa, élu président de l’Équateur en 2023, pourrait tenter d’aller dans ce sens.

Comme le montre ce livre, il est essentiel d’établir un bilan critique et argumenté des dernières décennies, du point de vue des sciences sociales et de leur méthodologie, en approfondissant et en débattant les essais et les publications qui tentent de décrypter l’Amérique latine d’aujourd’hui. L’objectif est d’analyser dans sa complexité changeante la période ouverte dans les années 2000 (avec l’élection d’Hugo Chávez en 1999), produit des luttes sociales et populaires contre l’hégémonie néolibérale de la période précédente. Un premier sursaut suivi d’une multiplicité de victoires électorales permettant un relatif « âge d’or » (entre 2005 et 2011) de la gauche et des gouvernements progressistes, avec diverses formes d’État compensateur et redistributeur, une baisse notable de la pauvreté et de nouvelles formes de participation politique, période suivie d’un net reflux régional, d’une baisse du prix des matières premières et d’une embellie conservatrice (2011-2018), marquée – entre autres – par la crise profonde de la « révolution bolivarienne », débouchant sur le moment chaotique post-pandémique des dernières années (2019-2023), où l’on a assisté à la victoire de Bolsonaro au Brésil, à la confirmation des dynamiques de droite en Équateur, mais aussi à des soulèvements populaires au Chili, en Haïti, en Colombie, au Pérou et en Équateur. Dans le même temps, une troisième nouvelle « vague » de gauches institutionnelles( ou « progressisme tardif » selon Massimo Modonesi), clairement limitée (par rapport au début du siècle), a commencé à prendre forme au Chili avec l’élection de Gabriel Boric (2021), en Colombie avec la victoire de Gustavo Petro (2022), au Honduras avec la présidence de Xiomara Castro (2022), au Guatemala avec l’élection de Bernardo Arévalo en 2023 mais aussi – depuis 2018 – avec l’élection de Manuel López Obrador au Mexique ou en 2020 avec le retour démocratique du Mouvement pour le Socialisme (MAS) en Bolivie. (…)

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