Trente ans d’ALENA : c’est l’heure du bilan (Bilateral.org et GRAIN)


Les gouvernements signent de plus en plus d’accords de libre-échange (ALE) qui démantèlent les cadres juridiques nationaux au profit des entreprises, tout en limitant la capacité des citoyens à défendre leurs intérêts communs. Alors que le premier accord de libre-échange de l’histoire contemporaine, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), fête ses trente ans, il convient de se demander pourquoi ce traité a joué un tel rôle dans l’histoire du régime mondial du commerce et de l’investissement.

Image : María Chevalier (dibujoschevalier@gmail.com)

Dans quelle mesure cet accord de libre-échange a-t-il été le modèle d’une nouvelle dynamique mondiale entre les gouvernements, et entre les gouvernements et leurs sociétés ? Pour les mouvements qui s’opposent au libre-échange à travers le monde, se plonger dans les méandres de l’ALENA apporte de précieuses informations.

Leer en español : Treinta años de TLCAN, un método para acaparar el mundo

Avec l’entrée en vigueur de cet accord en 1994, le monde est entré dans une normalisation sans précédent du cadre de référence de ses relations internationales, tandis que des démocraties déjà fragiles s’érodaient davantage.

Les institutions financières et commerciales internationales ont fait des accords de libre-échange des cadenas servant à mettre en œuvre les réformes structurelles promues depuis les années 1980. Ces accords de libre-échange ont progressivement élargi leur champ d’action, soumettant peu à peu les cadres juridiques nationaux et internationaux aux intérêts économiques des entreprises. Cette tendance a été exacerbée par des vides juridiques ambigus qui permettent à ces accords de s’écarter de leurs mandats publics prévus et de donner la priorité aux intérêts privés.

Un an après l’entrée en vigueur de l’ALENA, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), en vigueur depuis 1947, est devenu l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Une vague d’accords commerciaux bilatéraux s’en est suivie, instaurant de nombreuses voies court-circuitant les rôles traditionnels des parlements et des gouvernements nationaux dans l’élaboration des lois, des normes et des politiques publiques. Dès le début, GRAIN a mis en garde contre le fait que ces accords bilatéraux constituaient un moyen de faire pression sur les pays les plus faibles pour les réduire en servitude, et de briser les gouvernements réticents soucieux de protéger leurs industries nationales et leur souveraineté.

Ces accords d’investissement et de commerce se sont révélés être des instruments de “déviation du pouvoir”. Ils ont servi de moule à l’élaboration de normes et de politiques publiques qui ont considérablement élargi la marge de manœuvre des entreprises, tout en restreignant les voies juridiques pour les personnes en quête de justice.

À l’heure où de nombreux gouvernements et certaines organisations de la société civile prônent la réforme des accords de libre-échange, par exemple en y incluant des dispositions relatives au développement durable ou des protections du travail plus fortes, afin d’éliminer d’un coup de baguette magique toutes les conséquences négatives de la libéralisation des échanges, l’expérience de l’ALENA souligne les limites de cette approche. Une fois de plus, l’ALENA a été pionnier dans l’inclusion de sauvegardes destinées à masquer les effets négatifs potentiels. Le président élu des États-Unis, Bill Clinton, avait soutenu l’accord commercial, mais à condition que des garanties parallèles en matière d’environnement et de travail y soient ajoutées. Trente ans plus tard, l’initiative s’est avérée n’avoir que peu, voire pas, d’effets positifs. Mais la stratégie s’est répétée et développée dans d’autres accords de libre-échange négociés ultérieurement par les États-Unis et l’Union européenne, avec les mêmes résultats.

Les conséquences les plus notables de l’ALENA sont les suivantes 

1. La déréglementation du travail et de l’environnement comme un “avantage” offert par les gouvernements dans le cadre de la relation inégale entre les pays partenaires. Elle détériore les conditions de travail au profit du patronat, et dévaste l’environnement de manière inconsidérée.

2. La fragmentation, la délocalisation et la dispersion des processus de production et de distribution. En ce qui concerne la déréglementation des conditions de travail, le cas le plus grave se trouve sans doute dans la prolifération des “maquiladoras”. Elles sont apparues en 1964 mais ont été stimulées par l’ALENA, qui a fragmenté les processus de production, en important des matières premières sans droits de douane pour fabriquer des parties de produits ou des produits semi-finis, par la suite ré-exportés en produits finis vers le pays d’où provenaient les matières premières, voire en les exportant vers un pays tiers.

Cette fragmentation des processus de production industrielle en “ateliers de misère” produisant des composants méconnaissables dans différents ateliers et sites de production a donné naissance à ce que nous appelons aujourd’hui les chaînes d’approvisionnement.

Ce qui précède a incontestablement façonné une industrie caractérisée par l’asservissement et l’invisibilité des processus de production, dans le but de réduire les coûts. Cela implique de fragmenter la production et de la disperser dans différents pays, de soumettre les travailleurs et travailleuses à des conditions inhumaines et de créer une précarité de la main-d’œuvre par le biais de contrats d’externalisation. Cette externalisation, gérée par des entreprises intermédiaires, facilite la dissolution des syndicats ou les rend non viables.

3. L’accaparement des terres et la privatisation. Au Mexique, ce processus a commencé deux ans avant la signature de l’ALENA avec la contre-réforme de l’article 27 de la Constitution. Cette réforme a modifié la nature insaisissable, inaliénable et irrévocable de la propriété collective des terres détenues par les communautés indigènes et paysannes. Le régime agraire établi par la révolution mexicaine reconnaissait en parallèle deux modes collectifs de possession des terres : les communautés agraires indigènes (selon leur reconnaissance par les pouvoirs coloniaux) et les ejidos (une forme de propriété agraire collective destinée à attribuer des terres communes aux communautés dépossédées ou sans terre) [1].

Bien que les détails puissent varier d’un pays à l’autre, l’ALENA a favorisé l’accaparement et la privatisation des terres, en particulier celles des peuples indigènes, des populations afro-descendantes et de tout type de terres paysannes collectives (communautaires et ejidos). À cette fin, il a imposé l’enregistrement des parcelles de terre utilisées collectivement, poussant les ejidos et les terres communautaires à être titrés individuellement, démantelant de facto la propriété collective de leurs terres. En modifiant ainsi la propriété foncière, les pouvoirs pensaient qu’il serait plus facile de s’aligner “sur les programmes néolibéraux […] et sur la restructuration de l’agriculture américaine et mondiale”.

4. Les investissements directs des entreprises étrangères ont commencé à s’effectuer dans des régions du pays, des secteurs économiques et des stades des chaînes d’approvisionnement jusqu’alors épargnés. L’exemple le plus dévastateur est celui de la péninsule du Yucatan et du corridor interocéanique de l’isthme de Tehuantepec, où un “accaparement multimodal des terres” est en cours.

5. La migration a connu une forte hausse, principalement en raison de l’expulsion de communautés et d’individus de leurs terres. En outre, la violence croissante a alimenté l’accaparement non réglementé des terres, contribuant à la vague de migration, dans le cadre de laquelle ces migrants ont fini par travailler comme détenus dans le système de travail semi-esclavagiste des prisons privées américaines.

6. Dumping et importations déloyales. Les accords de libre-échange ouvrent la voie aux importations selon les règles et les intérêts des entreprises des différents pays. Et ce, au niveau mondial. Au Mexique, les importations de maïs ont été stimulées, malgré le fait que le maïs est un aliment de base pour la population mexicaine et malgré toutes les asymétries de productivité et de subventions entre les producteurs américains et canadiens, et les producteurs mexicains.

7. Aliments transformés et contrôle de la distribution. L’arrivée de l’industrie alimentaire étrangère a rapidement stimulé les investissements directs, ouvrant la voie à une nouvelle ère d’aliments transformés qui ont modifié les habitudes de consommation. En conséquence, les taux de cancer, de diabète et d’obésité ont grimpé en flèche, constituant de sérieux problèmes de santé. La concurrence pour le contrôle des canaux de distribution s’est intensifiée, en particulier au niveau des quartiers, entraînant le déplacement des petites épiceries de quartier, au profit de supérettes qui ont vite proliféré. (…)

(…) Lire la suite de l’article ici